Sauver le Numérique Responsable (par une stratégie responsable)

Philippe DEROUETTE
Manager de projets Numérique Responsable chez IT-CE (Groupe BPCE)
Directeur adjoint stratégie, financement, relation partenaires de l’INR

Le Numérique Responsable menacé

Le concept de « Numérique Responsable » est une émanation récente (2018) du Green IT qui a permis d’ancrer plus profondément les aspects sociaux et éthiques.

Il s’assure que la transformation numérique est compatible avec les principes d’humanité, qu’elle n’altère pas la préservation de l’environnement et que le modèle économique est viable.

Pourquoi nécessiterait-il donc qu’on lui porte soudainement secours et pourquoi si précocement ? Il ne donne aucun signe de faiblesse, ne présente pas de faille connue et rencontre un engouement unanime dans les PME comme dans les TGE (Très grandes entreprises), les collectivités territoriales, les ESN (Entreprises de services numériques), les ONG, les ministères, chez les autoentrepreneurs et jusqu’aux citoyens eux-mêmes.

Alors, pourquoi à ce stade de développement faudrait-il s’inquiéter, alerter et prévenir d’un préjudice potentiel ?

De quoi faudrait-il sauver le Numérique Responsable ?

Tout simplement d’un effet contreproductif mis en évidence par un économiste du XIX ° siècle, William Stanley Jevons (1835-1882) fondateur de l’école néoclassique et de la révolution marginaliste, au travers du paradoxe éponyme qui peut se définir ainsi :

L’introduction de technologies plus efficaces, censées apporter des économies d’énergie augmente paradoxalement la consommation totale d’énergie consommée.

Ce « paradoxe de Jevons » ou effet rebond a été popularisé récemment par l’ingénieur et visionnaire Philippe Bihouix (1971-).

Qu’est-ce que ce paradoxe de Jevons

Dans son ouvrage clef en 1865, « Sur la question du charbon », W.S Jevons révéla la thèse selon laquelle les avancées technologiques qui améliorent l’efficacité d’une ressource peuvent augmenter sa consommation, plutôt que de la diminuer.

La baisse des coûts a entraîné une augmentation considérable de la demande de la ressource et de son utilisation.

Ce paradoxe ne s’applique pas qu’au charbon

Ce phénomène menace globalement tous les domaines où l’on recherche un gain en efficacité : énergie, process, matériel…

On le constate par exemple quand on veut optimiser :

– les déplacements par covoiturage (21 % des utilisateurs se déplaceraient moins sans covoiturage) : cf. étude ADEME ¹

– l’occupation des serveurs dans le DataCenter en proposant des machines virtuelles très faciles à mettre en œuvre (ce qui fait exploser la demande et requiert davantage de machines physiques) 

– l’efficacité des moteurs de voiture (effacée par l’alourdissement des véhicules, et un prix de revient qui incite à rouler davantage)

– …

Qu’en est-il du « Numérique Responsable » ? 

Il est également concerné par cette menace.

Les gains d’optimisation obtenus par une démarche de conception responsable par exemple, ne permettraient pas, in fine, d’alléger nos consommations et de réduire nos impacts mais génèreraient au contraire de nouveaux besoins qui accroîtraient les consommations devenant supérieures aux économies générées.

Effet rebond direct

L’une des bonnes pratiques « Numérique responsable », consiste à optimiser les ressources d’un système d’information pour le rendre moins émetteur de CO2, moins énergivore, requérant moins de matériels, mobilisant moins de matières et de minerais, générant moins de déchets et moins coûteux.

Mais selon le paradoxe de Jevons, l’efficience obtenue par nos efforts de conception responsable pourrait être battue en brèche et être mise à profit pour développer de nouvelles applications, acquérir de nouveaux serveurs et finalement augmenter nos émissions (par rapport à la situation sans « Numérique responsable »).

L’effet inverse de l’efficience recherchée !

Le développement du « Numérique responsable » caractérisé par une recherche d’efficience vise à générer une réduction de coûts et des baisses significatives d’émissions de Gaz à effet de serre.

De ces efforts d’efficacité et d’innovation, il éveille un opportunisme qui a pour effet de stimuler la demande et de faire émerger de nouveaux besoins qui ne se seraient pas révélés sinon.

Autrement dit, dès l’instant où la ressource est moins chère, plus disponible ou plus accessible, de nouveaux besoins émergent et la demande croît.

Ce sursaut d’appétit devrait non seulement effacer les bénéfices obtenus mais augmenter les budgets et les impacts.

En promouvant le Numérique responsable, nous prétendons que l’efficience est la clé pour assurer la rentabilité en optimisant les ressources.

Mais en l’absence de stratégie adaptée, nous risquons d’aggraver le mal que nous pensions combattre.

En quoi cela constitue-t-il un danger pour le « Numérique responsable » ?

  1. Si le phénomène de surconsommation relève en partie d’une politique de conception responsable censée faire l’inverse, c’est problématique car ça remet en question tout un modèle
  2. Pour l’entreprise qui fait confiance aux promoteurs du « Numérique Responsable » pour réduire ses gaz à effet de serre, la déception risque d’être sévère !

Peut-on échapper à cette fatalité ?

Dès l’instant où nous sommes conscients de cet écueil, nous pouvons prendre les dispositions en agissant très tôt et échapper à la règle de Jevons en créant une exception.

Des économistes de l’environnement ont déjà proposé de coupler les gains à des politiques dites de « conservation » qui augmenteraient le coût d’utilisation (par des taxes, plafonnement ou durcissement des normes).

Au niveau de l’entreprise (ou d’une collectivité), il y a sans doute des mesures moins radicales pour déjouer cet effet indésirable.

Quelles sont les pistes à explorer ?

  • Sensibilisation, formation et accompagnement des donneurs d’ordre, product owner, chef de produit, coach agile, UX designer, architecte…
  • Expression de besoins responsables (calibrés, sobres, indispensables…)
  • Développer la Low-tech
  • Déployer une démarche de frugalité numérique
  • Engagement de déprovisionnement, de restitution des ressources libérées, de reversement des bénéfices réalisés…
  • Volonté managériale
  • Intéressement des collaborateurs à la parade de l’effet rebond  
  • Mise en place d’indicateurs, objectifs, suivi et contrôle
  • Redéfinir des nouvelles valeurs comme la régénération pour incliner les entreprises à de nouveaux modèles d’affaires pas uniquement basés sur la croissance 
  • Promouvoir l’économie circulaire (usage, fonctionnalité, partage)
  • Innovation responsable (réflexivité, réactivité, juste utilisation des ressources, inclusion, coopération, limitation des impacts sociaux/environnementaux…)

Les enjeux sont très clairs

Maintenir le déploiement du « Numérique Responsable » à toutes les étapes du cycle de vie du produit pour bénéficier de l’effet remède.

Capitaliser sur les gains (environnementaux, matériels, économiques, éthiques…) réalisés en réinventant de nouvelles façons de les mobiliser sans accélérer pour autant une expansion qui pourrait constituer un poison.

Sortir de l’illusion collective par une stratégie « responsable »

Bien qu’étant le paradoxe le plus connu en économie de l’environnement, les gouvernements et les écologistes supposent généralement que les gains d’efficacité réduiront la consommation de ressources, ignorant la possibilité d’un paradoxe, celui de Jevons.

Ne nous contentons pas de cette conviction lénifiante et mettons sur pied une stratégie responsable pour contrecarrer cette répercussion fatale.

Philippe DEROUETTE
Membre de l’INR

¹ Etude ADEME sur le covoiturage : https://presse.ademe.fr/2015/09/covoiturage-ou-autopartage-2-nouvelles-etudes.html